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Sénégal, deux villes cohabitent, contiguës et opposées : Mbacké l’impie et Touba la sainte

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Dans «La Mecque de l’islam noir», la religion régit tout et tout le monde. Pour ceux qui veulent boire, fumer ou danser, il suffit de passer dans la ville voisine pour se retrouver dans un autre monde.

Amoins de 200 km de Dakar, au Sénégal, deux villes cohabitent, contiguës et opposées : Mbacké l’impie et Touba la sainte, dite «La Mecque de l’islam noir». Un nom qui prend toute son ampleur lors du Grand Magal («célébration» en wolof), le 18 du mois Safar de l’hégire. Chaque année, au gré du calendrier lunaire, le Magal célèbre le départ en exil, en 1895, de cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie soufie des mourides, que le pouvoir colonial français a longtemps considéré comme une menace.

Le dernier Magal a eu lieu le 11 décembre. Comme chaque année, Touba est passé de 700 000 à 3 ou 4 millions d’habitants. Une foule qui vient du monde entier, puisque les mourides, traditionnellement cultivateurs d’arachides, ont quitté leurs terres pour travailler dans les transports, la téléphonie et le commerce, y compris à l’étranger, aux Etats-Unis et en Europe. Aujourd’hui, la confrérie représenterait environ 35% des 13,5 millions de Sénégalais. Quand on sort de l’aéroport de Dakar, on emprunte d’abord 34 km d’une autoroute quasi déserte jusqu’à Diamniadio. Ensuite, c’est la nationale et les «cars rapides» – d’antiques minibus hauts sur roues – qui foncent dans le noir. Sur les carrosseries, des peintures et inscriptions porte-bonheur : «Alhamdoulilah», «Talibé, cheikh», «Serigne Ahmadou Bamba». L’un des préceptes phares de ce mystique musulman : «Travaille comme si tu ne devais jamais mourir, prie comme si tu devais mourir demain.» Ici, c’est plutôt : «Conduis comme si tu ne devais jamais mourir.» Des scooters dépassent des vélos, des charrettes tirées par des chevaux ou des ânes. Mais tous les chemins et tous les moyens de transport mènent à la grande mosquée de Touba, la plus imposante d’Afrique, après celle d’Al-Azhar au Caire, en Egypte.

«VOLS ET TAM-TAMS INTERDITS»

A l’entrée de la ville, une arche de béton peinte en vert marque l’amorce d’un bouchon monstre, et le début des interdits. Ici règne la loi des chefs religieux traditionnels, les marabouts. Chaque talibé (disciple) et sa famille choisissent de s’en remettre à un cheikh, qui les guidera dans leur vie quotidienne aussi bien que spirituelle. Au sommet de cette hiérarchie, le calife général des mourides, Sidy al-Mokhtar Mbacké depuis 2010. C’est l’un de ses prédécesseurs, Abdoul Ahad Mbacké, qui avait décrété, en 1980, dans une lettre au procureur de la République du tribunal d’instance de Diourbel, la prohibition sur son territoire «de l’ivresse, de la vente et de la consommation d’alcool, de tabac, de drogue, notamment le yamba [cannabis, ndlr], des jeux de hasard, de loterie, des vols et recels, des tam-tams, musiques de danse et manifestations folkloriques», ainsi que «tout ce qui est contraire à l’islam» – ce qui inclut de fait le cinéma, le football et le port du pantalon.

Alors que le Sénégal s’est converti de longue date au skinny taille basse, durant le Magal, pas moyen de porter un jean à Touba, y compris pour l’Occidentale de passage. Jupe longue et voile requis ; épaules, bras et chevilles hors de vue. Dans la rue, des hommes appartenant au dahira («cercle») Safinatoul Aman, sorte de brigade des mœurs de la ville, alpaguent les femmes dont la tenue requiert selon eux ajustement. Les belles se donnent pourtant bien du mal pour contourner ce dress-code : boubous chatoyants et hyper moulants, hijabs transparents ou richement brodés, maquillage savant et ongles hautement picturaux. Le Magal a des airs de grand défilé en costume traditionnel, à mi-chemin entre le paseo espagnol et les circonvolutions autour de la Kabaa, à La Mecque.

20 000 FRANCS CFA LA PASSE
Tout reste pourtant bien plus pudique que le décolleté qu’exhibe Aby (1), la trentaine fatiguée, en ce samedi de janvier à Mbacké. Elle est assise dans un coin de l’hôtel Baol – le seul de la ville – à côté d’une autre femme. Toutes deux pianotent sur leur téléphone, au milieu de la nuit, dans cet endroit désert. Une bonne heure de palabre avec de potentiels clients, et la question du «cadeau» – 20 000 francs CFA la passe (30 euros) – finira par être abordée en wolof par la seconde femme, plus jeune et vêtue d’une jupe et d’un haut ajusté traditionnels.

Aby vient de Gambie : «J’achète des vêtements là-bas et je viens les vendre au Sénégal. Je loue un local de quatre pièces, ici, à Mbacké.» Et elle sous-loue ensuite «à des hommes qui habitent Touba et travaillent dans le coin. Ça leur permet de venir se reposer». Si la location d’une garçonnière à quelques kilomètres du domicile conjugal est un luxe réservé aux nantis, les allers-retours entre Touba et Mbacké pour boire une bière ou fumer une cigarette sont une pratique assez répandue.

Au Sénégal, le tabac est généralement vendu conditionné, dans des boutiques. Mais à Mbacké, les clopes s’achètent à l’unité sur un bout de trottoir. 50 francs CFA la Marlboro, 10 francs la «ficelle» de roulé. Durant le Magal, à deux pas de l’arche où est accroché un panneau «Touba la sainte, ville sans tabac», les marchandes ne chôment pas. Dans la cité mouride, se faire contrôler en possession d’un paquet de cigarettes constitue un délit. Les fumeurs viennent alors s’en griller une ou deux dans les rues de Mbacké, avant de repartir pour Touba.

Pareil pour boire un coup, même si on est loin de l’image de ville de débauche que Mbacké avait il y a quelques années encore dans toute l’Afrique de l’Ouest. C’est après l’interdiction de 1980 qu’elle avait acquis cette réputation. Trente-cinq ans plus tard, ça a bien changé. Lors du Magal, il faut se laisser guider dans Mbacké par des jeunes jusqu’à une maison dont la cour est aménagée en bar clandestin. Quelques sièges en plastique, une petite table bancale, des filles en jean qui proposent de la vodka, du whisky ou de la Royal Dutch en 50 ml. Réclamer quelques cacahuètes à grignoter – au pays de l’arachide – passe pour un caprice de toubab («blanc»). Des hommes seuls boivent sans plaisir. De petits groupes sont aimantés par la télévision qui diffuse en boucle des khassaïdes – ces poèmes composés par Ahmadou Bamba à la gloire du Prophète -, déclamés vingt-quatre heures sur vingt-quatre en de longues intonations gutturales dans des cercles de chant.

Ce samedi soir, le N’Galam, unique boîte de nuit de la ville, est fermé. Dans un autre bar, une poignée d’hommes se retrouvent, sous la lumière cireuse d’un néon. Des ordures se mêlent à la poussière. Du Don Garcia (un vin rosé tunisien en brique), des fioles en plastique de whisky et de vodka, de la bière à 8,5° : la carte low-cost est à l’image de la déco. «Je viens ici car, à Touba, c’est impossible, même pour une bière», dit l’un des clients. Cela dit, remarque-t-il, la prohibition s’étend aujourd’hui aussi à Mbacké. Les autres clients sont venus de Saint-Louis, ce sont des Baye Fall, du nom de cheikh Ibrahima Fall, l’un des disciples les plus influents d’Ahmadou Bamba, qui créa un ordre de moines errants. Autour du cou, ils ont des colliers d’énormes perles de bois, dont les pendentifs démesurés reproduisent une photo du prédicateur et une autre de son illustre lieutenant. Des images qu’on retrouve peintes dans la ville sainte sur les murs et les voitures, ou accrochées dans les échoppes, en écho au slogan «Bamba partout, Bamba merci».

UNE ÉGLISE, 543 MOSQUÉES
Seule perspective festive de cette soirée de janvier : une fête de Noël après l’heure, «donnée par des chrétiens» – il y a une église à Mbacké, quand Touba revendique 543 mosquées. Une dizaine de personnes dansent, femmes en minirobe et canettes de bière discrètement posées au pied des chaises.

Retour au côté d’Aby, au Baol, où il est possible, pour les habitués, de louer une chambre pour deux heures. Mais où est passé l’esprit de la bringue ? En 2010, personne se semblait s’offusquer des affiches de cinéma SM placées en bord de route à Mbacké. «Il y a quelque temps, c’était permis, il y avait des débits de boisson, de la prostitution, mais les autorités mourides ont demandé de nettoyer la ville», explique un journaliste de la radio locale. Et si quelqu’un désobéit ? «Il sera amené au poste et aura une amende», répond, laconique, M. Dieng, agent de permanence au commissariat de Mbacké. A Touba, la police et la justice dépendent de comités de vigilance, placés sous l’autorité directe du calife général des mourides. Idem pour la gestion foncière : c’est Sidy al-Mokhtar Mbacké, 86 ans, qui détient le titre de propriété de la ville. Il distribue donc la terre à ceux qui la demandent, à condition qu’ils s’acquittent d’une dîme conséquente et œuvrent au développement de la communauté. Une consigne respectée, puisque le recensement officiel a dénombré 200 000 habitants supplémentaires à Touba entre 2002 et 2013.

Le calife administre la ville à sa manière : dans la cité sainte, on ne paie ni impôts, ni taxes, ni factures d’eau, il n’y a pas de frais de patente pour les taxis. Pas non plus d’«école française» (mais uniquement des madrasas, les écoles coraniques), de restaurants, de cafés ou d’hôtels. Les visiteurs sont hébergés chez l’habitant. Durant le Magal, les familles riches peuvent accueillir plus d’une centaine d’invités, nourris de tiébouyap (riz, légumes et viande en sauce) et autres plats de cérémonie. Pour l’édition 2014, la sécurité publique a annoncé l’interpellation, entre le 2 et le 10 décembre, de 10 personnes pour détention, usage et trafic de «chanvre indien», ainsi que 19 cas d’ivresse publique manifeste. Une paille, compte tenu de l’affluence.

A l’origine distantes de 7 kilomètres, Touba et Mbacké se touchent aujourd’hui. «Dans dix ou quinze ans, il est probable que Touba aura englobé Mbacké», estime le policier Dieng. Les mourides ne cachent pas leur ambition : rivaliser, un jour, avec Dakar. Mauvaise nouvelle pour les noctambules.

(1) Le prénom a été changé.

Photos Youri Lenquette

Maïté DARNAULT Envoyée spéciale au Sénégal

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